Zygmunt Bauman : Le coût humain de la mondialisation

Publié le par The Scalper

La sécurité ne peut être assurée au niveau d’un état ou d’un groupe d’états : ni par leurs propres moyens ni indépendamment du reste du monde. La justice, condition préalable d’une paix durable, ne peut l’être non plus.

« L’ouverture » pervertie des sociétés mise en oeuvre par la mondialisation négative est elle-même la cause première de l’injustice et partant, indirectement, du conflit et de la violence. Comme le dit Arundhati Roy « pendant que l’élite poursuit son voyage vers une destination imaginaire, quelque part au sommet du monde, les pauvres sont pris dans la spirale du crime et du chaos ».

C’est l’action des Etats-Unis et de ses divers satellites, tels que la Banque Mondiale, le Fond Monétaire International et l’ Organisation du Commerce International qui « a engendré des excroissances subsidiaires, des sous-produits dangereux tels que le nationalisme, le fanatisme religieux, le fascisme et, bien sûr, le terrorisme, qui marchent la main dans la main avec le projet de ondialisation libérale ».

« Le marché sans entraves » est une recette pour l’injustice, et en fin de compte pour le nouveau désordre mondial dans lequel (contrairement à Clausewitz) c’est la politique qui devient un prolongement de la guerre par d’autres moyens. Le non-respect de la loi et la violence armée à l’échelle mondiale se nourrissent l’un de l’autre, se renforcent et se consolident mutuellement. » Zygmunt Bauman,  La société ouverte et ses démons.

 


  Philippe Cohen, Marianne, 22 Novembre 1999

Au rebours des idées reçues, le sociologue Zygmunt Bauman focalise ses observations sur la face cachée de la mondialisation, faite d’exclusions et de tribalismes.

Entre autres mérites, Zygmunt Bauman a celui d’être très accessible, même à des néophytes en économie. Ce sociologue ne se contente pas d’observer des courbes de croissance sur son écran, il décrypte la vie quotidienne.

Que nous dit-il ? D’abord, que la mondialisation n’est pas cette plaisante exhortation à la mobilité (des capitaux, des marchandises, des informations et des hommes) qui nous est contée dans les journaux. La mondialisation est d’abord une ségrégation entre ceux qui bougent et ceux l’immense majorité, en réalité - qui sont scotchés là où ils habitent. Une ségrégation d’autant plus puissante que la mobilité est devenue, en tant que telle, un privilège de classe.

Ensuite, que le développement de différents types d’insécurité est le trait ’ marquant de la société mondialisée. Or, nous explique-t-il, résignés à combattre une insécurité sociale grandissante, d’autant plus incompréhensible que la société est plus riche, les dirigeants politiques opèrent un gigantesque transfert.

En adoptant des politiques résolues contre l’insécurité urbaine, en emprisonnant une part croissante des pauvres, les gouvernements tentent de calmer l’anxiété des populations, exacerbée par l’incertitude pesant sur l’emploi. « Tout le monde estime comme allant de soi que les gouvernements doivent accorder plus de liberté aux forces capricieuses et imprévisibles du marché, qui, ayant conquis l’exterritorialité, échappe à tout contrôle gouvernemental [...]. Faire quelque chose, ou donner l’impression de faire quelque chose contre la délinquance qui menace la sécurité des personnes, voilà en revanche une politique réaliste, et riche en potentiel électoral. »

Troisième diagnostic de Bauman : l’effacement des Etats-nations. La mondialisation, insiste-t-il, est d’abord ce sentiment diffus que plus rien ne peut être contrôlé ; elle est « un nouveau désordre mondial », né sous les décombres du monde bipolaire dans lequel chaque peuple pouvait se situer. Jusqu’alors, bien des petites ethnies rataient leur examen de passage pour devenir des Etats souverains car elles ne pouvaient prétendre à une indépendance économique, militaire et culturelle. La mondialisation, bonne fille, la leur accorde volontiers.

Le nouvel ordre économique, c’est-à-dire celui des marchés, ne voit que des avantages à cette poussière d’Etats trop faibles pour être réellement souverains, mais qui peuvent, à l’occasion, rendre bien des services à la croisade en faveur de la libre circulation du capital, comme, par exemple, celui de créer de multiples paradis fiscaux. D’où la conclusion de Bauman : la mondialisation ne s’oppose pas à la renaissance des nationalismes et des tribalismes ; elle les nourrit au contraire, voire les suscite. D’où, également, ce nouveau désordre mondial qui voit les Seychelles et le Japon disposer d’une voix égale au sein de l’ONU.

Engagé contre un processus qui génère une intense régression sociale, Zygmunt Bauman ne se risque pas, cependant, à outrepasser son statut de spectateur. Il ne prône ni une défense des vieilles nations, ni un retour à l’ordre antérieur, qu’il donne pourtant parfois l’impression de regretter. Pour lui, la mondialisation nous impose à la fois cette postmodemité révoltante et la nécessité de penser son dépassement sans inverser le cours de l’histoire, auquel l’auteur se réfère implicitement.


Maîtriser les secteurs clés de l’économie

(JPG) C’est le noyau dur du logiciel américain. Mais la puissance économique ne relève pas de procédures comptables. L’intelligence économique, pour laquelle les Etats-Unis dégagent un budget annuel de 26 milliards, sait distinguer les « hypersecteurs » du marché mondial (par exemple, les télécommunications ou la production audiovisuelle) de la fabrication des automobiles.

Les States continuent de veiller jalousement sur la production de céréales - tribut de la courte histoire américaine, les fermiers sont le musée de l’Amérique - ou de pétrole. Ils peuvent s’énerver pour une histoire de bananes. Mais ces enjeux traditionnels sont secondaires. Nouvelles technologies, audiovisuel, aéronautique, satellites, industries d’armement, dans tous ces domaines, on ne rigole plus et la loi du marché cède à l’imposition du fort sur le faible.

Il y a aussi l’argument d’autorité ou d’influence. Israël, la Jordanie ou l’Arabie Saoudite, alliés traditionnels, sont invités à commander américain, comme la Norvège ou la Finlande, depuis qu’elles se sont « libérées » du parapluie russe. L’Australie ne peut imaginer de commander des radars non américains.

Enfin, il y a l’argument financier, même étatiste et protectionniste, les promesses libre-échangistes n’engageant que ceux qui y croient, Européens ou Français. Ainsi, la fusion Mac Donell-Douglas-Boeing, regroupant aéronautique civile et militaire, permet au nouveau champion de recevoir chaque année 140 milliards de dollars de subvention du Pentagone, quand Airbus ne reçoit pas un eurofifrelin des ministères de la Défense européenne.


Le déficit, réservoir de l’économie mondiale

Voilà des années que les économistes s’alarment de la persistance du déficit commercial américain, qui atteindra sans doute 300 milliards de dollars en 1999, soit une augmentation de 80%. Des années que les Américains vivent à crédit, sans que cela affecte, d’ailleurs, le moins du monde la croissance de l’économie américaine. Jusque dans les années 80, l’équilibre des échanges commerciaux était à peu près assuré : le Japon avait un excédent plus ou moins équivalent au déficit américain, les pays européens se partageaient entre pays producteurs-exportateurs (l’Allemagne) et pays consommateurs-importateurs (l’Angleterre), la France réussissant la synthèse entre ces deux modèles.

L’importation de la gestion néolibérale en Europe a bousculé cet équilibre salvateur. Désormais, l’Europe est, comme le Japon, nettement excédentaire. Du coup, une balance commerciale américaine équilibrée serait une véritable catastrophe économique mondiale. On peut concevoir, dans ces conditions, que les partenaires commerciaux des Etats-Unis bénissent le déficit américain.

Mais on imagine bien de quelle façon les Américains peuvent tirer parti de cette situation. L’exemple des fonds de pension illustre parfaitement l’hypothèse paradoxale, formulée par Emmanuel Todd, d’un déficit américain « réservoir keynésien » de l’économie mondiale. Chacun sait que les fonds de pension sont minés par une contradiction difficilement surmontable : les baby-boomers américains, qui achètent des actions aux cours les plus hauts, devront les vendre tous ensemble au moment où elles seront au plus bas.

Etudiant la façon dont s’est diffusé le projet de fonds de pension en France et en Europe, Jacques Nikonoff démontre que le processus a été enclenché par les rapports de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de la Banque mondiale, tendant à démontrer que, statistiques erronées à l’appui, (les prévisions de croissance étaient plafonnées à 1,7%), la création de fonds de pension est la seule façon d’assurer les retraites des salariés.

Mais la vérité est ailleurs : en développant les fonds de pension, les Etats-Unis parviennent en réalité à capter une part croissante de l’épargne mondiale, ce qui leur permet de continuer à vivre à crédit, et d’imposer peu à peu leurs normes de gestion aux entreprises du monde entier. Serge Tchuruk, le patron d’Alcatel, et Jean-Marie Messier, celui de Vivendi, en savent quelque chose.

Instrumentaliser les institutions internationales

Fonds monétaire international (FMI), OCDE, Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce (OMC), Organisation des Nations unies (ONU), les institutions internationales sont devenues le cache-sexe de la puissance américaine. Elles constituent l’outil principal de diffusion du modèle. Le FMI pose comme condition de l’obtention d’aides l’adoption de mesures dites de libéralisation économique. Moins d’Etat, moins d’impôts, moins de dépenses sociales, moins d’inflation, et votre pays bénéficie de prêts avantageux, tel est le deal. Au moment où l’Otan déclarait la guerre à la Yougoslavie au mépris des règles de droit international, qui auraient nécessité l’accord de l’ONU, la Russie s’apprêtait à renégocier le renouvellement de l’aide du FMI.

Résultat : la protestation russe resta formellement très modérée. Moscou ne dispose, en réalité, d’aucune marge de manoeuvre tant que l’Etat russe reste sous la tutelle du FMI. Lorsque le FMI impose aux responsables du Brésil, au risque de faire exploser la cohésion sociale du pays, une augmentation des taux d’intérêt, ne s’agit-il pas, au fond, d’une ingérence masquée dans les affaires intérieures du pays ?

L’OCDE est le laboratoire de recherche - développement de l’entreprise USA SA, et, surtout, le vecteur de diffusion de la nouvelle vulgate libérale. Les Etats-Unis ne pourraient pas prendre ouvertement position, souveraineté oblige, sur la politique économique de leurs alliés. L’OCDE, elle, peut se le permettre. Elle peut compter sur les médias européens pour relayer ses imprécations sur le « coût du travail » ou le « manque de flexibilité » du marché de l’emploi en Europe. C’est par l’OCDE que nous est parvenu le projet d’AMI (accord multilatéral sur les investissements) - ajourné, depuis, sous la pression de l’opinion et qui visait à élargir les droits des investisseurs au détriment de ceux des Etats-nations.

L’Organisation mondiale du commerce constitue un troisième point d’appui de l’influence américaine. Elle impose peu à peu une idéologie et des pratiques libre-échangistes que les Etats-Unis ne respectent que quand ça les arrange. Cette diplomatie économique introduit la possibilité de jeux entre nations sacrifiant certains secteurs d’activité au détriment des autres.

L’américanisation des institutions internationales se retrouve jusque dans les procédures de recrutement de ses délégués. « Pour représenter la France à l’OMC, raconte un candidat français, le diplôme de Harvard ou de Stanford est un atout non négligeable. » Au total, toutes les institutions internationales délivrent un message unique : les Etats-Unis sont le modèle le plus achevé d’économie de marché, et la transposition du modèle américain amène la croissance et l’emploi. « Notre système est celui qui va vous permettre de mieux vivre », tel est le thème martelé dans les réunions bilatérales par les représentants du FMI ou de l’OCDE. Non sans succès, puisque ce credo a été repris lors de la dernière réunion du Parti socialiste européen, à Madrid. Seuls le Japon et, par moments, la France contestent le modèle néolibéral américain. Mais, lorsque le vice-ministre de l’Economie japonais affirme qu il peut exister plusieurs modèles de développement capitaliste, nul ne reprend ni ne commente son plaidoyer !

Conserver l’hégémonie sur l’information

Dès les années 70, le prospectiviste Alvin Tofler avait bien anticipé la nouvelle donne économique : dans tous les secteurs d’activité, l’information devient une matière première de l’économie. Or les Etats-Unis occupent une position dominante dans ce domaine. Ils possèdent les bases de données les plus performantes, celles sur lesquelles se fondent les décideurs du monde entier. « Les entreprises américaines ne s’intéressent guère aux sociétés européennes, analyse le banquier Hervé de Carmoy, qui a passé dix-sept ans aux Etats-Unis.

Leurs managers considèrent que la conversion aux méthodes anglo-saxonnes serait trop longue. Mais ils achèteraient bien Canal » Il est vrai que la chaîne cryptée s’est largement émancipée de la culture tricolore. Quoi qu’il en soit, la production d’images et d’informations fait partie des priorités américaines. La diffusion de films et de feuilletons américains, les news à l’américaine, relèvent d’un primat stratégique. Tous ces produits culturels fabriquent du « sentiment » américain. Ils préparent les esprits au point de vue américain sur le monde, qui s’apparente à celui d’un feuilleton hollywoodien, comme l’a bien analysé Régis Debray.

Nous touchons au coeur du nouveau dispositif. L’industrie du divertissement américain est diffusée sur tous les continents, les réglementations nationales ne pouvant plus, et on peut s’en réjouir, préserver les populations locales de ce robinet à images.

Une part croissante de l’humanité se nourrit spirituellement au biberon des informations façon CNN et des feuilletons américains. L’Amérique domine les quatre cinquièmes du cinéma mondial, ce qui constitue la plus fantastique OPA sur l’imaginaire mondial. Plus de 80% du marché de l’audit sont tenus par les cabinets américains. Lorsque la BNP lance une OPE sur la Générale et Paribas, c’est Goldman Sachs qui s’y colle. L’ensemble des grands groupes européens ont dû se convertir peu à peu aux normes comptables américaines.

Les règles de la corporate governance mal traduite par l’expression « gouvernement d’entreprise », comme si l’affaire avait un rapport quelconque avec la démocratie sont en train de s’imposer dans tous les groupes européens. Or, il s’agit de rien de moins que de faire accepter l’idée que la « création de valeur pour l’actionnaire » doit primer sur tous les autres critères de management. L’entreprise, qui tenait compte jusqu’alors de ses salariés, de ses fournisseurs et des Etats dans lesquels elle était implantée, doit se rendre aux seuls intérêts de ses actionnaires, dûment représentés par les gestionnaires de l’épargne collective, dont le comportement est moutonnier.

Accessoirement, la position dominante des cabinets conseils en stratégie américains (Andersen Consulting, Boston Consulting Group, etc.) aboutit à ce constat inquiétant : rien de ce qu’il se passe dans les grands groupes ne peut désormais échapper à l’intelligence économique américaine. Il s’agit moins d’espionnage que d’un vaste réseau de relations informelles nouées par des stratèges formés dans les mêmes universités, ayant acquis les mêmes réflexes et proposant presque toujours les mêmes solutions. « L’une des grandes forces des Etats-Unis réside dans leur capacité à former les élites mondiales, analyse Hervé de Carmoy. Chaque année, 80 000 étudiants non américains de haut niveau sortent de leurs universités, soit 2 millions en dix ans ! L’Amérique forme depuis des années les élites d’Amérique latine, de Chine, de Corée. »

Au fond, la puissance américaine est aujourd’hui d’abord dans les têtes. Celles des dirigeants, bien sûr, mais aussi celles de tous ceux qui s’américanisent. Soit par résignation, parce que chacun pense qu’il n’y a rien à faire contre la mondialisation, les fonds de pension et le chômage. Soit « à l’insu de leur plein gré », comme le Virenque des « Guignols de l’info ». Le patriotisme américain s’exposait au monde à visage découvert. Il revendiquait ses valeurs et sa conception du progrès social.

Mais les B52 ont cédé la place aux avions furtifs. L’imperium se présente désormais sous les traits d’une démocratie de marché anationale, dont l’Amérique ne serait qu’une application aussi réussie que raisonnable. L’américanisation apparaît sous une forme naturelle, universelle, et porteuse d’une idéologie aussi furtive que les F117.

Beaucoup de dirigeants européens considèrent les Etats-Unis comme un modèle efficace au plan économique, qu’il suffirait de corriger au plan social, alors qu’il faudrait, à l’instar des Japonais, défendre la pluralité du capitalisme et, par là même, la spécificité d’un modèle européen ou français. C’est cette erreur qui pourrait nous coûter cher dans les temps à venir.

Zygmunt Bauman est un sociologue polonais de langue anglaise et polonaise né a Poznan en Pologne en 1925 ; il enseigne à l’université de Leeds.

Il a enseigné la philosophie et la sociologie à l’université de Varsovie contraint de quitter la Pologne communiste en 1968 lors des persécutions antisémites. Il rejoint l’université de Leeds en 1973.

Copyright : Marianne

Publié dans Société

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